Les ténèbres les plus complètes enveloppaient Shibo. La douleur lancinante dans son crâne s’était tue, et elle errait désormais dans le noir. Toute notion d’espace avait disparut. Elle sentait encore ses membres, mais elle était incapable de les faire se toucher, comme s’il s’agissait de fantômes, d’éléments disparus que son esprit rechignait à effacer. Une profonde mélancolie l’envahit. Renonçant à se battre, elle attendit d’être guidée. Elle ressentait l’appel d’Eva, de l’arbre de vie auprès duquel elle était née… à présent elle rejoignait l’essence même qui conférait aux elfes leur existence.
Un léger rire narquois s’éleva de l’obscurité. Shibo fut troublée. Elle ressentait ce rire plus qu’elle ne l’entendait. Douce et grave, une voix féminine fit suite au rire.
« et voici qu’une petite feuille, sans doute trop faible, tombe de la branche, au printemps de sa vie… petite elfe à l’existence si longue, mais si fébrile qu’elle n’aura su goûter plus qu’une éphémère vie humaine… »
Le rire résonna à nouveau.
Qui ? L’esprit de Shibo se révoltait. Qui ose donc dire pareille chose ? Se moquer ainsi du sain cycle de la vie ?
« Mais moi, petite elfe qui s’apprête à retourner dans le giron de sa créatrice…c’est moi qui me permet de commenter ton retour à l’univers, faible petite chose… »
Je… je ne suis pas faible ! La mort est mon destin, et c’est aujourd’hui qu’Eva dans sa grande sagesse a voulu me rappeler à elle !
« Voici une elfe pleine de certitudes… Eva sera touchée d’avoir une aussi grande âme à ses cotés, ponctua la voix d’un ricanement »
Shibo aurait voulu plaquer ses mains contre ses oreilles pour ne plus entendre, mais la voix s’insinuait en elle. Elle était là, moqueuse, mettant en avant l’inutilité de la vie de l’elfe, qui mourrait sans rien avoir accompli de sa vie.
L'elfe s’insurgea.
C’est faux ! Je me suis engagée dans un combat, et plus que tout… j’ai aimé !
« Tu as bien vite quitté le combat que tu menais, quant à l’amour… l’amour est une source de puissance qui force le respect, mais le tien devait être bien faible pour que tu abandonne aussi facilement… faible au combat, faible en amour… voilà ce que tu es… le comprends-tu ou bien es-tu aussi faible d’esprit ? »
Si elle l’avait pu, Shibo aurait pleuré de rage.
Je n’ai pas abandonné mon amour ! Mon agresseur était si fort ! Mes flèches n’ont pas eu le temps de l’atteindre qu’il fondait déjà sur moi !
« nt nt nt… ce n’est que faiblesse de l'avoir laissé s’approcher… manque de jugement peut-être ? Cesses ces jérémiades… ce qui est fait est fait, une âme trop innocente ne survit que peu de temps en ce monde… »
Shibo était désespérée. Elle quittait la vie sans même un adieu à son amour, sans lui avoir dit ou fait ce dont elle avait rêvé… sans parler de tout ce qu’elle laissait derrière elle. Ce n’était ni plus ni moins qu’un abandon.
« Allons, n’en soit pas fâchée… la plupart des elfes sont comme toi, et finissent de la même manière, même si la vie est parfois clémente et leur laisse de nombreuses années d’inutile existence… Certains d’entre eux, autrefois, eurent suffisamment de force pour en demander plus à ce monde… mais tu n’es visiblement pas de ceux là. »
Mais Shibo n’écoutait plus. La force… la force de retourner près de son aimé… la force de se relever et de se battre auprès des siens… non, elle n’était pas faible… et Eva attendrait pour la rappeler à ses cotés. La rage en elle explosa.
Shibo ouvrit très lentement les yeux. La lumière l’aveuglait, et elle du s’y reprendre à deux fois pour les ouvrir complètement. Elle leva péniblement son bras engourdi et porta la main sur son front. Celui-ci était recouvert de sang poisseux. Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait coincée entre deux roches, ses vêtements étaient déchirés et tachés de sang par endroits. Au-dessus d’elle, le soleil avait atteint son zénith. La douleur lui vrillait les tempes, et sa bouche était désespérément sèche. Elle devait gésir ainsi depuis plusieurs jours. Elle fut affolée de ne pas reconnaître le lieu ou elle se trouvait, et encore plus de ne pas se souvenir de ce qui l’avait mise dans cet état. La tête lui tournait. Alors qu’elle perdait de nouveau conscience, la vois retentit dans son crâne.
« Tu as été suffisamment entêtée pour te réveiller, mais voilà que tu flanche devant le moindre effort… il est dans la nature des elfes de ne faire les choses qu’à moitié… »
Shibo roula des yeux et tenta de regarder un point fixe. Très lentement, elle s’agrippa aux roches et se hissa à genoux. Plissant les yeux et luttant contre l’évanouissement, elle regarda autour d’elle, pour tenter de se situer. Elle connaissait vaguement ce lieu. Des collines ça et là… oui, elle était déjà venue ici. Dans un nouvel élan, elle se tint sur ses deux jambes, et fit quelques pas dans l’herbe, avant de s’effondrer. Secouée de lourds sanglots, elle ne pus dans un premier temps rien faire de plus que de rester ainsi, prostrée. Puis, lentement, elle se leva à nouveau. Elle claudiqua encore jusqu’à un fourré devant lequel elle s’affala. Se redressant, elle tira du fourré un branchage racorni dont elle s’aida afin de se relever et marcher quelques mètres encore. Elle continua ainsi, s’arrêtant à intervalles réguliers, manquant de sombrer dans l’inconscience à chaque fois, jusqu’aux portes de Giran.
Les gardes en faction aux portes de la ville la regardèrent entrer. Shibo ne les écoutait pas et ne répondit pas lorsqu’ils lui demandèrent si tout allait bien. Telle une automate, elle passa le seuil de l’auberge dans laquelle elle logeait, et monta les escaliers qui menaient à sa chambre, sous le regard effaré de la tenancière, qui hélait déjà un soigneur avant de se précipiter à la suite de l’elfe. Shibo eut vaguement conscience d’ouvrir une lettre posée sur son lit, et de la lire. Elle était signée Almefiel… ce nom lui rappelait quelque chose… Mais c’était trop pour elle, ses forces l’abandonnaient. Des gens s’agitaient autour d’elle, on lui retirait ses vêtements, on pansait ses blessures. Il fallait pourtant qu’elle sache… d’une voix rauque, elle demanda dans sa langue natale : Qu… qui êtes-vous ?
La voix répondit avec une pointe d’ironie.
« Je suis celle que l’on retrouve dans l’ombre… »
La voix se tu, et Shibo sombra dans l’inconscience, tandis qu’un guérisseur achevait de la soigner et que la tenancière l’allongeait dans son lit pour qu’elle jouisse enfin d’un repos salvateur.